Comment oublier le Grand Sud algérien, les paysages, les hommes, les traditions qui s’y attachent? Il y a dix ans, j’avais découvert cette mythique région du Sahara avec quelques camarades au fil d’un trek signé Allibert Trekking. Au départ de Djanet, nous avions exploré le parc national du Tassili N’Ajjer, la Tadrart rouge, l’erg Admer, l’oasis d’Essendilène… Nous avions aussi assisté à la grande fête Touareg de la Sebeiba à Djanet. Ce périple en 4×4, à pied et en méharée, ponctué de bivouacs sublimes sous des milliards d’étoiles, m’a laissé un souvenir indélébile. Depuis, l’inquiétude est montée autour de cette zone désertique, frontalière avec la Libye. Si certains touristes ont continué à s’y rendre et que les guides locaux affirment qu’il n’y a pas de danger, le Quai d’Orsay y déconseille les voyages. En ce printemps 2020, l’épidémie de Covid-19 empêche de toutes façons nos déplacements hors de France. Alors pourquoi ressortir de mes archives ces images d’un voyage que ni vous ni moi ne pourront faire ou refaire avant longtemps? Tout simplement pour le plaisir des yeux, ma gazelle, mon gazeau.
Djanet, à 2300 km au sud d’Alger. Bordant le plateau escarpé du Tassili n’Ajjer, la “capitale” du sud-est algérien (14500 habitants) n’a rien d’un paradis oriental. C’est juste une bourgade assoupie au coeur d’une palmeraie, parsemée de bâtisses blanches aux volets bleus. Toute l’animation se concentre au carrefour principal, aux terrasses de ses deux cafés. A l’époque où j’y étais passée, on pouvait encore y boire une bière. Aujourd’hui, je ne sais pas. Sédentarisés dans cette oasis à partir de 1000 av. JC, les Touaregs, les “hommes bleus”, y vivent de la culture des palmiers-dattiers, des jardins-potagers et de l’élevage des chèvres. Mais il y a dix ans, la ville était le point de départ pour le plus beau désert du monde…
Le parc national du Tassili N’Ajjer commence juste à la sortie de Djanet. Mais pour rejoindre son coeur vibrant, le massif de la Tadrart rouge, il faut compter 6 bonnes heures de pistes cahoteuses. Ce n’est pas cher payé. Car randonner et bivouaquer dans cet univers minéral est une expérience qui marque à vie. A Tin Merzouga, les pitons de grès sculptés par l’érosion émergent d’un océan de sable, tels des monstres fossilisés. Tout autour, de gigantesques dunes éoliennes déploient leurs vagues vers le Niger et la Libye. Au fil des heures, la palette passe des ocres aux jaunes miel, aux doux orangés, aux roses tendres, aux rouges violacés. Quand la nuit tombe, pas question de se cloîtrer sous la tente. Dérouler plutôt son duvet dehors. S’y glisser avec polaire et chaussettes. Puis plonger tête la première dans un bain d’étoiles. Et écouter battre son coeur dans le silence du désert.
Le Tassili N’Ajjer, c’est aussi un fabuleux musée archéologique en plein air. Plus de 15 000 gravures et peintures rupestres datées de – 12000 à – 6 000 ans y sont répertoriées. De l’Erg Admer, près de Djanet, à l’oued asséché de In Djaren, dans la Tadrart rouge, les guides Touaregs (et leur GPS) connaissent leur emplacement. Découvrir ces trésors du passé, cachés sous les abris rocheux ou sculptés au pied des falaises, offre une émotion toujours intacte. A fleur de roche, défile en accéléré toute l’histoire climatique du Sahara. Le style et les motifs des gravures réalisées par les premiers occupants de la région ont accompagné l’évolution de l’environnement, passé par phases successives de la savane au désert. Après la grande faune sauvage, les éléphants, les rhinocéros, les girafes, les antilopes, les bovins sauvages est venu le temps des animaux domestiques, les ovicapres, les chevaux et finalement les dromadaires.
A chaque bivouac, les mêmes rites, les même jeux. Les guides Touaregs officient à la cérémonie du thé. Pour diminuer peu à peu leur âpreté, les feuilles de thé vert sont infusées à trois reprises dans l’eau bouillante, avec la menthe et le pain de sucre. A l’issue de chaque opération, on savoure le breuvage très chaud, à petites gorgées, dans un simple verre. Selon l’adage, “le premier thé est amer comme la vie, le second fort comme l’amour, le troisième doux comme la mort”. Les tentes montées, on part à pied explorer un nouveau territoire. Eprouver pas à pas l’immensité du désert. Ressentir sur sa peau la sécheresse de l’air. Grimper à l’assaut des pentes pour prendre de la hauteur. Déceler à la surface du sol le moindre signe de vie : les traces des coussinets du fennec, les reptations de la vipère de l’erg ou les empreintes, si délicates, de ces oiseaux des sables qu’on nomme les mola-mola. Sous les pieds, l’argile craquelle, les pierrailles crissent, le sable glisse. Comme des enfants, on rêve de se rouler dans la masse soyeuse des dunes.
Chaque année, Djanet est le théâtre d’une grande fête touareg qui se perpétue depuis des millénaires : la Sebeiba. Selon la version la plus répandue, elle célébrerait la victoire de Moïse sur les pharaons, lors de la traversée de la mer Rouge. Sa date, censée être fixée par un comité de sages, coïncide aussi avec le jour de l’Achoura, le Nouvel An du calendrier musulman. Mais la Sebeiba est surtout l’occasion pour les jeunes des différentes tribus de se rencontrer! La fête met en scène une joute entre deux quartiers de la ville et chaque camp doit rivaliser avec l’autre par la beauté de ses costumes, la qualité de ses chants et de ses danses. Ce jour-là, on ressort des coffres les plus belles tuniques teintées d’indigo, qui laissent des traces bleues sur la peau, les lourds bijoux en argent, les longs sabres recourbés. Les jeunes filles, les veuves et les femmes âgées – toutes celles qui ne sont pas mariées – scandent au rythme du tambourin des chants qui disent les saisons qui passent, les dattes qui mûrissent, l’amour et la fécondité. Les hommes esquissent des danses guerrières. Qui séduira qui?