Turner voyageur

“Nous avons passé le mont Cenis sur un traîneau, bivouaqué dans la neige sur le mont Tarare autour d’un feu pendant trois heures […] et la même nuit, nous avons été forcés de nous enfoncer dans la neige fraîche jusqu’aux genoux afin d’y creuser une tranchée pour le coche. »

L’homme qui décrit cette épique traversée des Alpes dans une lettre à un ami en 1829, c’est William Turner (1775-1851), le peintre anglais le plus célèbre du XIXe siècle et il n’en est pas à sa première aventure hors piste. Issu d’un milieu modeste (il est le fils d’un barbier-perruquier de Saint Paul), formé à la topographie et à la perspective par des architectes, admis à 14 ans à la Royal Academy, il a, dès son adolescence, sillonné les lochs sauvages d’Ecosse, les ports de pêche de Cornouailles, les falaises du pays de Galles et les rives de la Tamise. Et depuis la levée du blocus napoléonien, en 1815, il traverse la Manche chaque été ou presque pour aller parcourir la France, l’Italie, les Pays Bas, l’Allemagne… Que fait-il au fil de ses voyages? Il dessine et il peint, sans relâche, dans de modestes carnets de route.

Les 60 aquarelles et les 10 peintures à l’huile prêtées par la Tate Britain de Londres et exposées au Musée Jacquemart-André à Paris jusqu’au 11 janvier 2020 sont une belle l’occasion de découvrir cet insatiable Turner voyageur. Car il fut un cas d’espèce parmi les artistes de son époque, qui ne quittaient pas leur atelier. S’il dévore des kilomètres, ce n’est pas pour le seul plaisir de l’aventure, mais pour chercher des images inédites, loin des stéréotypes. Tempêtes, orages, couchers de soleil, déluges, routes à flanc de corniche, courses en bateau le long de falaises déchiquetées : il veut le sublime. Et pour offrir des sensations fortes à sa riche clientèle londonienne, il n’hésite pas à franchir les cols alpins en plein hiver, à embarquer pour une pêche au homard dans la tempête, à affronter la pluie d’Ecosse ou les embruns normands. Oui, Turner nous fait sacrément voyager! Pourtant son art est ailleurs. Car à travers ses aquarelles, les couleurs intenses qu’il applique en lavis sur fond blanc, ses architectures dissoutes entre ciel et mer, il nous entraîne dans sa géographie personnelle, en nous faisant perdre tous nos repères.

Portrait de William Turner par John  Linnell, 1838. Tate Britain.

Les quais de Venise, Palais des Doges, 1844. Tate Britain.

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