Un LIVRE, UNE VOIX

L’étrangère, Valérie Toranian, éd. Flammarion.

Publié en 2015, L’étrangère est le premier roman de Valérie Toranian, aujourd’hui directrice de La Revue des deux mondes. Elle y raconte l’histoire de sa grand-mère Aravni, rescapée du génocide arménien de 1915.

Un extrait de 2 mn 59 lu par Pascale Desclos.

« Ma grand-mère est une “rescapée du génocide”. Ces trois mots la définissent, la contiennent et l’isolent du reste de l’espèce. Son drame se confond avec elle : c’est une identité et une fin en soi. A mes camarades, j’explique d’un ton grave que ma grand mère “a perdu toute sa famille, massacrée par les Turcs, alors qu’elle était très jeune, c’était horrible, elle a beaucoup souffert”.

Je ne sais rien d’autre. A l’image de son corps massif, son passé est une citadelle imprenable. Oser lui demander des détails me semble inimaginable et cruel.

La faire parler est d’autant plus voué à l’échec que, hormis la pesanteur du tabou, nous ne nous comprenons pas. Jusqu’à la fin de sa vie, ma grand-mère ne parlera qu’arménien, et les quelques phrases rudimentaires qu’elle prononce en français tiennent de la survie élémentaire (acheter son pain, récupérer sa pension de retraitée à la poste) ou du désir d’entrer en relation avec ses petits-enfants dans un puzzle franco-arménien abrégé que nous sommes très peu à comprendre.

Pas de livres d’enfants lus avant de s’endormir, pas d’échanges anodins sur sa santé ou le temps qu’il fait. Pas de “C’était comment quand tu étais petite fille?”

Mon apprentissage de l’arménien n’ayant donné de résultats convaincants qu’à l’adolescence, notre relation va se nourrir non par les mots, mais par la bouche. Ma grand-mère investit mon palais.

L’entreprise est facilitée par un détail géographique important. A partir de la fin des années soixante, elle s’installe dans l’appartement au-dessus de celui de mes parents, dans le Xe arrondissement de Paris. Mon père impose à sa femme un régime de cohabitation avec sa belle-mère, rendu acceptable par le fait que les deux appartements ne communiquent pas et que ma grand-mère ne partage pas nos repas, sauf celui du dimanche midi.

Dans cet appartement du haut, mon frère occupe une chambre, ma soeur et moi une autre. Après une porte de séparation, arrive le domaine de ma grand-mère : sa cuisine, son salon minuscule où trône la télévision, son balcon, sa salle de bains, sa chambre.

Je passe le plus clair de mon temps à quelques mètres de ses fourneaux. L’obsession orientale du gavage d’enfant et l’intense satisfaction qu’il nous procure à toutes les deux sont à l’origine de nos échanges. C’est par gourmandise que j’apprendrai mes premiers mots d’arménien, récités à toute allure : “Bonjour, comment vas-tu, un tire-bouchon s’il te plaît.”

Le “tire-bouchon” (en français dans le texte) désigne une délicieux biscuit salé en forme de tresse, que mon frère et moi avons baptisé ainsi parce qu’il ressemble vaguement à la tige torsadée de l’ustensile du même nom. Ma grand-mère guette ce mot, tire-bouchon, qui la met toujours en joie, dispose amoureusement les biscuits dans une assiette et m’installe dans son petit salon. Son corps lourd calé dans son fauteuil rouge, elle me grignote du coin de l’oeil en savourant sa victoire. »

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