Complément d’histoire
LE CHAMANISME PEUT-IL ÊTRE UNE CLÉ POUR INTERPRÉTER LES GROTTES ORNÉES PRÉHISTORIQUES? ENTRETIEN AVEC L’ANTHROPOLOGUE CHARLES STÉPANOFF, SPÉCIALISTE DU CHAMANISME EN SIBÉRIE.
Vous êtes spécialiste du chamanisme en Sibérie et en Asie centrale. Comment le définiriez-vous? Est-ce une religion, une vision du monde?
Ni une religion, ni une vision du monde… Le chamanisme est plutôt un mode de communication utilisé pour mettre en relation des humains et des non-humains invisibles par l’intermédiaire d’un spécialiste rituel, le chaman. Il peut y avoir des chamans hommes ou femmes, des chamans bouddhistes, musulmans ou chrétiens orthodoxes. Pour les Tuva, que j’ai étudiés en Sibérie, certains animaux comme les loups ou les écureuils albinos, certains arbres, tels les mélèzes, peuvent aussi être des chamans. Qu’ils soient humains ou autres, les chamans sont considérés comme des êtres hors du commun, doués d’un corps leur permettant de voir ce qui échappe aux yeux des gens ordinaires. Leur talent, réputé inné, ne repose pas sur un apprentissage. Dans d’autres ethnies sibériennes, comme les Koriaks ou les Tchouktches, tout individu peut cependant exercer la fonction de chaman. Issu des langues toungouso-mandchoues, parlées historiquement en Asie du nord et en Chine, le terme shaman signifie “celui qui danse, bondit, s’agite”. C’est à partir de l’âge du Bronze (3000 av. JC) que l’on identifie les premiers indices de costumes chamaniques dans les sépultures de la région.
Mais certaines traditions n’ayant ni costumes, ni instruments, elles n’ont pu laisser de traces archéologiques. La datation est donc délicate. En anthropologie, on décrit aujourd’hui des pratiques chamaniques en Asie, dans les deux Amériques, en Océanie et chez des chasseurs-cueilleurs d’Afrique.
Dans quel but les chamanes sollicitent-ils les “esprits” et par quels procédés particuliers?
Les Tuva, pour reprendre leur exemple, peuvent faire appel aux chamans pour une multitude de raisons : pour lutter contre une maladie, chasser des invasions de cauchemars, rechercher une personne disparue ou un objet perdu, confirmer un choix avant un mariage, protéger le bétail… Selon les conceptions sibériennes, les “esprits” auxquels s’adressent les chamans ne sont pas partout, ils occupent une “maison” dans des mondes situés au-dessous ou au-dessus du nôtre. Pour entrer en contact avec eux, le chaman doit donc effectuer un déplacement virtuel, soit en se rendant lui-même dans ces autres mondes, soit en appelant les esprits à venir jusqu’à lui depuis l’invisible. Pour réaliser ces “voyages”, il prend momentanément le point de vue d’animaux qui lui servent d’intermédiaires. Le poisson, le crapaud, le serpent mais aussi l’ours, qui hiberne dans sa tanière en hiver, sont liés au monde inférieur.
Pour se rendre dans les mondes des esprits, les chamans sibériens revêtent de lourdes tuniques en peau d’élan ou de renne sauvage, cousus d’objets symboliques et de pendeloques de tissus. Costume de chaman evenk de la fin du XIXe siècle. Musée du Quai Branly-Jacques Chirac.
L’aigle, le corbeau ou le renne, qui arbore une ramure dressée vers le ciel, sont liés au monde supérieur. L’action du chaman repose sur divers modes opératoires, comme le chant rituel, l’imitation de cris d’animaux, le tournoiement indiquant le passage d’un monde à l’autre, et, dans certaines ethnies, la prise de substances hallucinogènes. On ne peut pas vraiment parler de transe, car le chaman doit généralement garder un pied dans chaque monde et rester éveillé pour partager ses visions avec son assistance.
Le chamanisme s’accompagne t’il nécessairement de pratiques artistiques? Et lesquelles?
Au coeur des pratiques chamaniques d’Asie septentrionale, il y a d’abord le rêve et les visions, qui constituent un art en soi. Ils s’expriment par des chants rituels, appris par coeur, qui retracent l’itinéraire du chaman durant son voyage entre les mondes. Les paysages, les montagnes, les ciels qu’il traverse et qu’il décrit forment une géographie partagée. Dans de nombreuses ethnies, cet art oral s’accompagne d’une riche iconographie. Rien de monumental, il s’agit principalement d’images peintes, gravées ou sculptées, qui ornent le costume du chaman ou son tambour. Dans le contexte nomade, l’habit du chaman est ainsi un “corps-univers”, une sorte de temple portatif, qui peut peser jusqu’à 40 kg!
Ces images ne montrent pas les esprits principaux, mais plutôt les guides et les étapes rencontrés au cours du chemin vers l’invisible : de bas en haut, on retrouve le bestiaire chamanique stylisé et des éléments de paysages, comme la montagne, l’arc-en-ciel ou l’arbre aux racines tournées vers le haut. En Sibérie, les Evenks pratiquent leur rituel dans des tentes chamaniques, où des arbres replantés, les racines en l’air, les frondaisons dans le sol, figurent le déplacement du chaman entre les mondes. Mais la production artistique ne se résume aux actions de cet expert. A l’occasion des fêtes de l’ours, grands festins au cours desquels un ours captif est abattu et mangé, les chasseurs-pêcheurs Nivkhes, à l’extrême est de la Sibérie, sculptent par exemple leurs plats en bois à l’effigie de très réalistes portraits d’ours.
Ces formes d’art obéissent-elles à des principes comparables à l’art préhistorique pariétal que nous observons à Lascaux, Chauvet, Altamira? Quels sont les points communs, les différences?
L’art iconographique chamanique n’est ni monumental ni durable; il n’est pas non plus le fait d’artistes professionnels. Rien de comparable avec les grottes ornées préhistoriques en termes de lieux dédiés, d’excellence d’exécution.
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Au Centre international de Lascaux IV, un membre de l’équipe des Ateliers des fac-similés du Perigord travaille à la reproduction d’une peinture préhistorique.
Autre point : les animaux représentés sur les parois au Paléolithique vivent chacun dans leur monde, il n’y a pas de narration ni d’axe commun aux images. Dans l’art chamanique au contraire, les figures animales et végétales sont hiérarchisées dans un espace vertical. S’il y a une comparaison possible, elle est plutôt dans l’itinéraire : les chemins complexes qu’emprunte le chaman dans ses voyages et qu’il raconte par le chant révèlent une expérience de progression, tout comme les galeries souterraines des grottes font apparaître puis disparaître les images. Certaines représentations non chamaniques font également écho à l’art pariétal. Les portraits d’ours sculptés par les Nivkhes évoquent ainsi des récits de chasse sans jamais la montrer : ni les chasseurs, ni la mise à mort n’y sont représentés, car l’ours est un non-humain respecté. Simple hypothèse : le caractère souvent individualisé des portraits préhistoriques d’animaux peut laisser imaginer qu’eux aussi ont été associés à des épisodes cynégétiques mémorables, mais que le respect dû à l’animal ait exclu de les insérer dans des scènes explicites face aux chasseurs. De très nombreuses sociétés interdisent d’ailleurs l’usage du terme «tuer», jugé irrespectueux, pour désigner la mise à mort du gibier.
À Tuva, en Sibérie, on «rend visite» à l’ours, en vénerie française on «sert» le cerf. Il est donc concevable que, dans divers contextes culturels, le tabou linguistique ait pu s’accompagner d’un tabou pictural.
Les populations de Sibérie ont-elles conservé un rapport spécifique avec les animaux?
La Sibérie est un immense territoire, où cohabitent des chasseurs-cueilleurs nomades, des pêcheurs sédentaires, des éleveurs-chasseurs, mais aussi de nombreux urbains, depuis la période soviétique. Hors des villes, les communautés entretiennent avec les animaux domestiques et sauvages des relations de type social, basées sur la subsistance, le respect, la réciprocité. Les hommes tirent de leurs observations quotidiennes une fine connaissance des animaux. Ils les élèvent ou ils les chassent, il les mangent, mais ils ne les tuent que quand ils en ont besoin, ils évitent spontanément de les faire souffrir. Tout animal, le renne comme le loup, est envisagé dans son individualité, en ce qu’il offre un autre point de vue sur le monde. Dans les villes, les gens souffrent beaucoup de la perte de leur “pays natal”.
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Ils font appel aux chamans pour les aider à renouer le lien distendu. Parmi les remèdes proposés, il y a le retour aux lieux des ancêtres : le but du voyage est de trouver un arbre chamanique, de rapporter de la terre du sol natal ou d’obtenir d’un chasseur une griffe d’ours, animal relié au monde souterrain, que le “nostalgique” suspendra dans son appartement au retour. Les pratiques chamaniques persistantes contribuent à entretenir un lien particulier entre les mondes humain et animal, qui se prolonge jusque dans l’art.
Ce lien avec les animaux, la nature lien semble s’être perdu en Occident…
Pas totalement. Jusqu’à l’époque des Lumières, au XVIIIe siècle, le folklore paysan animiste a nourri les représentations et les pratiques. Les animaux, les plantes faisaient partie du patrimoine religieux chrétien. Bien qu’elle les ait longtemps rejetés, la science redécouvre aujourd’hui sous de nouvelles formes d’anciens savoirs populaires sur la faune et la flore, la communication entre les arbres par exemple. Dans nos campagnes, le lien avec la nature reste présent. Certains regardent encore l’hirondelle comme un oiseau sacré. Dans nos villes, nos animaux de compagnie, nos plantes d’appartement nous permettent aussi de maintenir le lien avec le monde non-humain. Certains clament d’ailleurs leur proximité avec les animaux qu’on tue et qu’on mange. La sensibilité “vegan” n’est qu’une expression de ce vieux paradoxe. Pour traduire ces éléments en termes artistiques, il manque pourtant des scénarios imaginaires entre les espèces.
Ces formes d’imagination sont encore cultivées en Sibérie. On le voit avec un rituel comme celui de la tente sombre, où le chaman est plongé dans l’obscurité totale, au milieu de son assistance : il convoque les esprits en hurlant comme le loup, en ululant comme la chouette. Aucune image n’est visible, tout repose sur la vision mentale, mais c’est l’antichambre du rêve… Ce procédé n’est pas sans analogie avec les pratiques des hommes du Paléolithique supérieur : en peignant sur les parois des grottes, en épousant le relief, ils faisaient surgir des animaux du noir. Immatérielle dans un cas, matérielle dans l’autre, l’image est faite pour être partagée. Elle suscite un dialogue entre le visible et l’invisible…
Sommes-nous tous des chamanes en puissance?
Je dirais oui, dans la mesure où le voyage mental fait partie du patrimoine cognitif de l’espèce humaine. C’est la capacité à explorer le temps, les pensées des autres humains, à partager des émotions, mais aussi à comprendre les autres espèces et à se projeter en elles qui a fait de l’Homo sapiens ce qu’il est aujourd’hui : un prédateur empathique, doué d’une incroyable imagination. Mais comme dans la course à pied, la musique, les mathématiques, tout est une question d’entraînement. En Asie septentrionale, les chamanes cultivent avec virtuosité l’art d’explorer l’invisible pour accéder à d’autres mondes possibles. C’est une piste…
POUR ALLER PLUS LOIN
Maître de conférences à l’Ecole pratique des hautes études et chercheur au Laboratoire d’anthropologie sociale du Collège de France, Charles Stepanoff a mené de nombreuses missions en Sibérie. Auteur d’un ouvrage grand public, “Le chamanisme de Sibérie et d’Asie centrale (avec Thierry Zarcone, éd. Découvertes Gallimard), il vient également de publier « Voyager dans l’invisible-Techniques chamaniques de l’imagination », avec une préface de Philippe Descola, aux éditions La Découverte. Dans ce livre passionnant, il retrace ses enquêtes de terrain en Sibérie à travers des récits plein de vie et reprend la littérature ethnographique décrivant les traditions authochtones du nord de l’Eurasie et de l’Amérique. Certains itinéraires chamaniques décrits évoquent ceux de héros mythiques, comme Orphée descendant aux enfers en quête d’Eurydice.
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